Article 2 : Des modèles de gestion des compétences au couple compétences – motivations
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- Août, 27, 2015
- colin.mottas
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Auteur | Murielle Mottas |
Article | Des modèles de gestion des compétences au couple compétences – motivations |
Publié dans | Compétences et Connaissances dans les Organisations. Publié sous la direction de Guénette, Rossi, Sardas 2003 Collection Conception et Dynamique des Organisations |
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Introduction
Ces dernières années, les entreprises se sont réellement préoccupées de la gestion des savoirs. Elles ont été amenées à les considérer comme des capacités stratégiques pour développer leur avantage concurrentiel (Chassang, Moullet, Reitter, 2002), dans un environnement caractérisé par une forte compétitivité, une complexité croissante, la globalisation, le recours accéléré aux hautes technologies ainsi que par la recherche généralisée d’une « shareholder value » différentielle.
Si certains savoirs ont pu être automatisés ou organisés sous forme de banques de données, nous pensons aux formules de recherche, aux recettes de produits et, d’une façon générale à toutes les démarches de définition et de « stockage » de processus, d’autres connaissances en revanche nécessitent de recourir à des personnes qui les ont en elles. Pour s’en assurer leurs dispositions, les entreprises engagent du personnel. L’ensemble des savoirs des collaborateurs[1] constituent ce qu’on appelle dans le langage actuel « le capital humain de l’entreprise ».
Pour gérer les savoirs, respectivement les non savoirs des collaborateurs, les entreprises se sont progressivement dirigées vers la gestion des compétences, en développant et en mettant en place des modèles de plus en plus pertinents. La gestion des compétences a gagné ses lettres de noblesse, assez rapidement il faut le dire. Elle est devenue le pivot de la gestion des ressources humaines, permettant par ailleurs à cette discipline de faire des progrès considérables, non seulement sous l’angle théorique, mais également dans les pratiques.
Nous postulons cependant que les modèles de gestion des compétences, aussi sophistiqués soient-ils s’avèrent très insuffisants et ne peuvent constituer à eux seuls un ancrage unique pour gérer la dimension humaine de l’entreprise. En effet, ces modèles ne se sont intéressés jusqu’à présent, comme leurs intitulés le suggèrent, qu’aux compétences sans beaucoup se préoccuper d’un aspect essentiel du collaborateur : sa motivation. Nous pensons que cette omission est à l’origine de symptômes plus ou moins graves, soit sur le plan macro-économique, soit sur le plan micro-économique ce, aussi bien pour l’entreprise elle-même qu’au niveau des collaborateurs.
Cet article a pour but de partager quelques réflexions sur les apports mais aussi sur les limites des modèles de gestion des compétences. Davantage, nous souhaitons ouvrir quelques pistes, assez sommaires à ce stade, pour suggérer de faire évoluer les modèles de gestion de compétences vers une approche plus intégrative de l’ensemble de la personne humaine, ce, au profit de l’entreprise (au sens propre, littéral, financier et figuré du terme), du collaborateur et finalement du développement sociétal.
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Réflexions sur les modèles de gestion de compétences
Mentionnons d’abord que notre réflexion est profondément influencée par notre expérience d’acteur et d’observateur du développement, de la mise en place et de l’évaluation de nombreuses approches, en tant que responsable de fonctions-clés dans le domaine des ressources humaines auprès d’entreprises multinationales[2] et aussi en tant que consultant.
Notre réflexion, qui se veut synthétique, s’articule autour de deux plans : celui de l’entreprise d’une part, et celui du collaborateur d’autre part.
Sur le plan de l’entreprise, le développement des modèles de gestion des compétences a, dans un premier temps, permis de clarifier, d’évaluer et d’énoncer clairement ce qu’elle attend pour les différentes fonctions dont elle a besoin pour assurer sa performance et sa croissance. Par le processus consistant à définir les compétences requises, de nombreuses entreprises ont pris conscience de l’importance croissante des compétences dites comportementales ou sociales, sans parler des compétences de management. Elles ont aussi constaté que les compétences techniques ou fonctionnelles ne sont à elles seules plus suffisantes, particulièrement (mais non exclusivement) dans les postes incluant des responsabilités d’encadrement. Outre cette prise de conscience, ce travail a mis en évidence un certain décalage entre les attentes exprimées et les compétences existantes, ce qui a conduit les entreprises à communiquer avec beaucoup de vigueur leurs attentes. Les nouvelles exigences exprimées sous formes de compétences requises ont été communiquées par plusieurs vecteurs qui ont été le plus souvent développés et mis en place par les services des ressources humaines. Nous pensons aux descriptions de fonction, aux profils du candidat idéal, aux annonces d’emploi, aux critères de recrutement, d’évaluation du collaborateur ainsi qu’à ceux concernant les promotions. Les nouveaux besoins étant communiqués, et à juste titre périodiquement revus et adaptés pour faire face au contexte de mutation, restait à mettre en place la phase consistant à piloter l’ensemble des changements : c’est-à-dire inciter les collaborateurs à évoluer dans le sens des attentes. Pour y parvenir, les organisations ont introduit des systèmes d’évaluation des compétences permettant d’identifier pour chaque collaborateur les points forts et les lacunes à combler. Simultanément, elles ont développé une panoplie de moyens pour accompagner les collaborateurs dans leurs développements, mentionnons la formation sur le poste de travail, les séminaires, le e-learning, la participation à des projets pluri-disciplinaires, les transferts latéraux, etc. Ceci étant, elles ont recruté les nouveaux collaborateurs sur la base de grilles de compétences, tout en se séparant de ceux qui sont apparus comme trop décalés par rapport aux exigences. Pour les meilleurs éléments, c’est-à-dire pour ceux possédant du potentiel, dans le sens des compétences recherchées, les entreprises ont prévu des filières de développement ainsi que des formations ciblées et pointues pour accélérer leur progression et promouvoir ces précieux talents dans des postes à responsabilités plus élevées.
Comme le soulignent Bellier et Trapet (2001), « La grande nouveauté de l’approche compétence est d’abord technique : dans la manière de regarder le travail et de le décrire, dans la manière de se doter d’outils de gestion. En effet, le niveau peut-être le plus touché par l’approche compétence est le niveau gestionnaire. » Pas étonnant, à notre avis, que la discipline des ressources humaines se soit engouffrée dans cette brèche (au risque de passer à côté de l’essentiel), elle qui cherche depuis les percées de Mc Gregor (1976) à se positionner et à se faire reconnaître au même titre que la production, la finance ou le marketing. Il faut admettre que, sur le plan de la performance, les modèles de gestion des compétences ont permis d’effectuer des progrès considérables. La question de l’intégration de l’homme, dans toutes ses dimensions, reste cependant ouverte.
Sur le plan des collaborateurs, les modèles de compétences ont eu le grand mérite de s’intéresser davantage à leur personne, non seulement à leur formation, à leur compétence technique ou à leur quotient intellectuel, tous trois considérés par Goleman (1999) comme un acquis, mais aussi et surtout en reconnaissant et en valorisant l’importance de leur personnalité transposée en compétences dites personnelles ou sociales ou émotionnelles, termes empruntés aux différents courants de pensées développées sur ce sujet. Le fait que les collaborateurs aient été incités et souvent appuyés par les entreprises pour développer ces compétences constituent une évolution majeure qui doit être reconnue. En outre, grâce aux impulsions de l’entreprise, les collaborateurs ont à tous niveaux davantage incorporé la nécessité de faire évoluer leurs compétences, notamment l’attitude apprenante, avec comme résultante de contribuer à ouvrir l’individu à des champs et horizons nouveaux et à lui permettre ainsi, à des degrés divers de se développer et parfois de se réaliser. Des incidences positives sont aussi à mentionner sous l’angle de « l’employabilité » du collaborateur, quoiqu’une certaine relativité caractérise ce point.
Arrêtons-nous quelque peu sur la « trilogie des savoirs »[3] : le savoir tout court, auquel se sont juxtaposés d’abord le savoir-faire puis le savoir-être, terme équivoque qui suggère que l’entreprise prescrit « comment savoir-être » ! C’est, à notre avis, assez réducteur de la personne humaine. Qui plus est, le savoir-être tend à devenir un vaste fourre-tout dans lequel sont amalgamés des compétences comportementales, des valeurs, des modes de fonctionnement, et des règlements. C’est l’un des dérapage qui guette la gestion des compétences. Le risque est grand de voir le collaborateur se sur-adapter (particulièrement en période de chômage), c’est-à-dire de « se fabriquer » des comportements artificiels afin de donner l’impression d’être conforme au savoir-être attendu. Cette situation, outre la forte dépense d’énergie qu’elle implique, ne manque pas de provoquer des problèmes identitaires et de santé physique ou mentale qui promettent de très beaux jours aux psy.
Ce que nous voulons mettre en évidence, c’est qu’au lieu de se focaliser sur le savoir-être, l’entreprise devrait s’intéresser davantage à ses collaborateurs. Elle ne peut ignorer les réponses des individus (absentéisme, stress négatif, burnout, démission, demande de salaires élevés pour compenser les frustrations, résignation etc…) aux stimuli qu’elle émet.
A notre sens, les modèles de gestion des compétences constituent une étape indispensable mais transitoire de l’évolution de la gestion des ressources humaines.
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Le facteur motivation
Un collaborateur compétent mais pas motivé ne remplira pas sa fonction au même titre qu’un collaborateur compétent et motivé. Cette assertion qui ne semble pas faire l’ombre d’un doute est corroborée par nombre d’annonces d’emploi émanant d’entreprises recherchant, outre un certain nombre de compétences, des personnes motivées. Effectivement, si les compétences requises et possédées par le collaborateur restent en friche, l’entreprise n’obtient pas le bénéfice recherché par l’engagement de cette personne. C’est en effet son degré de motivation qui détermine l’énergie qu’elle va investir (Dilts, 1995). C’est par la motivation que le collaborateur mobilise toute sa personne et ses compétences car la motivation est le moteur de l’action. Le philosophe grec Aristote l’avait d’ailleurs énoncé, dans son traité « De l’âme », sous la forme suivante : « il n’y a qu’un principe moteur, la faculté désirante. »
Le thème de la motivation est extrêmement complexe et délicat, car il touche le cœur même de la nature humaine. Ce n’est à notre avis pas une raison suffisante, et de loin, pour ne pas l’aborder dans le contexte du milieu professionnel, un des champ d’expression de l’être. On peut relever d’ailleurs que la motivation a donné lieu à l’élaboration de nombreuses études dans les domaines de la psychologie, de la sociologie, de la psychosociologie ainsi que dans d’autres disciplines, notamment la philosophie, mais pas exclusivement. Dans cet article, nous avons délibérément choisi de porter un regard sur les sources motivationnelles car elles constituent selon nous un enjeu majeur pour les organisations.
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Les sources motivationnelles
Pour Nuttin[4] (1980), le point de départ de la motivation est à rechercher dans « le caractère dynamique de la relation même qui unit l’individu à son environnement. » Cette approche est intéressante car elle intègre le lien dynamique entre l’individu et son environnement ainsi que les multiples interactions qui influencent réciproquement ces deux sujets. Partant de cette idée, nous proposons d’aborder les sources motivationnelles par les trois dimensions suivantes : premièrement les sources motivationnelles provenant du « self », deuxièmement les influences motivationnelles de l’environnement, particulièrement celles de l’entreprise et troisièmement la relation individu et entreprise.
Les sources motivationnelles provenant du « self »
Nuttin (1980) s’est posé la question de savoir s’il y a lieu de découvrir chez l’homme des orientations motivationnelles générales ou s’il suffit de s’en tenir à l’étude des motifs concrets. Pour lui, « l’abondance des objets très divers poursuivis par l’être humain viennent s’insérer comme des objets-moyens dans la poursuite de buts ultérieurs moins nombreux. La structure moyen-fin est essentielle au comportement humain, qui s’organise en série de buts subordonnés. La recherche des besoins fondamentaux s’inscrit dans cette structure hiérarchique. Il s’ensuit que la connaissance d’un but ultérieur donne une signification nouvelle à la variété d’actes-moyens qui ne se comprennent qu’en fonction de ce but. » Ces écrits mettent en évidence la reconnaissance de différents niveaux de motivations, des plus profondes (buts ultérieurs) aux moins profondes (buts subordonnés). Nuttin n’a cependant pas approfondi ses recherches sur les désirs profonds, accordant à ses travaux davantage d’importance aux influences externes de la motivation. On peut d’ailleurs lui faire le grief d’avoir complètement ignoré Diel, qui avait déjà préalablement publié sur les motivations « intra » individus.
Qualifié d’œuvre par Einstein, le travail de Diel est publié en 1947 dans un ouvrage dense intitulé « Psychologie de la motivation ». Diel (1991) définit le désir comme « une action en suspens, une tension énergétique vers l’action. » « Le désir est une force et tout comme la force physique, elle possède une direction et une intensité. » Diel développe une approche permettant d’appréhender ce qui appartient aux désirs essentiels et à leurs éclosions. Il décrit les obstacles qui peuvent empêcher à l’homme d’avoir accès à ses désirs essentiels. Il distingue les « vraies motivations » des « fausses motivations » et il procède à une analyse de leurs manifestations et de leurs causes.
Pour Diel (1991), l’idéal de la vie humaine consiste à tendre vers le désir essentiel, au cours d’un processus évolutif qui repose sur un travail intra-psychique, par l’effort introspectif. En ce sens, il rejoint Jung (1994) qui décrit le processus d’individuation de la conscience comme but évolutif de l’être. Durckheim (1971) cherche à identifier les étapes de la maturité. Au niveau de la psychologie d’entreprise, Maslow (1972) tente de hiérarchiser les besoins, des besoins physiologiques aux besoins de réalisation de soi.
En synthèse, nous pouvons retenir que les motivations sont d’abord individuelles, qu’un même individu peut avoir différents niveaux de motivations, des plus profondes qui constituent sa raison d’être à des motivations moins profondes qui sont en cohérence ou pas en cohérence avec ses motivations profondes. Chez une personne unifiée, les motivations moins profondes sont alignées sur les motivations profondes qui sont à la fois la source, l’inspiration et le catalyseur des actions entreprises et de l’énergie déployée.
Les influences motivationnelles de l’environnement
Le point de vue consistant à présenter l’influence de l’environnement sur l’individu comme principal facteur motivationnel considère que la motivation de la personne est déclenchée par des facteurs externes à elle. Dans cette optique, la motivation est vue comme le système de réponses de l’individu dans un contexte ou dans une situation donnée. Si on pousse le concept, la motivation peut être induite dans un sens voulu par celui qui souhaite générer cette motivation.
Les études et le travail sur les influences motivationnelles ont pris une grande ampleur dans les dernières décennies. Nous partageons l’avis de Feertchak[5] (1996), qui relève que « la psychologie moderne ne connaît plus qu’un sujet en situation, qui répond aux stimuli de son environnement par des réponses comportementales, observables de l’extérieur et quantifiables. » Il n’est pas étonnant dès lors que la plupart des études entreprises sur les motivations aient privilégié la recherche de l’influence de l’environnement sur les motivations, au détriment du « self » de l’homme.
Dans ce contexte, les thèmes d’étude abordés ont été successivement l’environnement physique, les structures et les systèmes d’organisation, la conduite du travail, les systèmes de récompenses, le contenu et les formes de rémunération ainsi que plus récemment la culture d’entreprise et le climat de travail. Ce sont ces sujets qui ont constitué ce que l’on appelle la motivation au travail, définie par Francès[6], comme « l’ensemble des aspirations qu’un travailleur attache à son emploi, chacune d’elles étant affectée d’un coefficient de probabilité qu’il conçoit de voir ces aspirations se réaliser dans l’emploi du travail accompli, de la reconnaissance de ce travail par l’organisation, etc. » Pour lui, « l’aspiration n’est pas observable ni même consciente en tant que telle, mais seulement par le but auquel elle fait tendre le travailleur, c’est-à-dire par le résultat qu’il attend de son emploi. »
En synthèse, les influences externes jouent un rôle considérable dans la motivation des individus pour les inciter à atteindre un but souhaité et les entreprises ont développé des systèmes pour diriger leurs collaborateurs vers ces buts.
Relation entre l’individu et l’entreprise
Avant d’être un collaborateur de l’entreprise, l’individu est un être humain qui, comme nous venons de le voir, est animé de motivations qui lui sont propres. Pour un être ayant éveillé sa conscience, ces motivations prennent racines dans l’essence même de son être. Tendre vers la réalisation de son être essentiel (ce qui demande selon Diel un effort d’introspection : se connecter à soi) constitue une voie d’évolution naturelle de l’homme (Jung, Diel, Durkheim). Dans sa relation au monde, l’homme est amené à appréhender la réalité de son environnement. Selon ses capacités, ses ressources et sa motivation, et aussi en fonction du contexte, il peut rester passif et subir son environnement (comportement de victime, résignation, passivité), le fuir (par la drogue par exemple) ou agir pour progresser dans le sens de ses aspirations.
Il est intéressant d’examiner le type général d’approches mis en place par les entreprises dans leurs interactions avec leurs collaborateurs : les amènent-elles à se résigner, à fuir ou à agir en offrant un terreau propice à l’éclosion de leurs véritables motivations ?
S’inspirant de l’ouvrage de Benabou et Abravanel (1986) et de nos observations, nous constatons que la plupart des messages à l’intention du personnel traduisent surtout les préoccupations de l’entreprise et moins celles des employés. Par exemple dire à un collaborateur que son travail est important pour l’entreprise alors que son vécu immédiat lui démontre le contraire contribue à saper la compréhension et la confiance entre cet employé et son entreprise.
Ces propos reflètent le décalage entre les systèmes mis en place par les entreprises dans leurs relations avec leurs collaborateurs et ce que les hommes du XXI siècle sont susceptibles d’attendre dans leur qualité d’être : être considéré comme des êtres, et non pas seulement comme du capital (humain).
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Vers un processus d’intégration globale
Nous pensons que l’entreprise, « produit de la puissance créatrice de l’homme et de sa socialisation » (Raux 1994)[7], va devoir porter une attention beaucoup plus grande aux véritables besoins et motivations de ses collaborateurs et tendre, dans toute la mesure du possible, à intégrer ces motivations dans le projet d’entreprise. C’est dans ce sens que l’entreprise peut se redéployer et se mobiliser.
Kouzes, et Posner (2002) relèvent dans un ouvrage conséquent consacré au leadership, que les recherches ont démontré que les motivations externes créent plutôt des attitudes du type de conformité et de défiance alors que la motivation provenant du self produit des résultats bien supérieurs. Selon eux, cette dernière approche conduit à un « bonus additionnel. »
Nous pensons que pour l’entreprise, le différentiel de performance porte dorénavant sur l’aptitude à intégrer, dans son approche, outre la compétence, la motivation[8], celle qui provient du « self ». De nouvelles conceptions devront donc être développées afin d’élargir le cadre monolithique de la gestion des compétences, ancrage actuel de la gestion des ressources humaines, vers la prise en compte de la globalité de l’individu. Ces évolutions nécessitent de la part des directions d’entreprise d’adopter une vision novatrice de leurs fonctions, le rôle du leader évoluant vers la « création de conditions permettant à chacun d’effectuer quelque chose parce qu’il le souhaite et non pas parce qu’il doit le faire.»[9] Dans leur défi d’animation du projet d’entreprise vers des buts reconnus, inspirants, désirés par ses acteurs et soutenus par les propriétaires, les dirigeants ont à prendre conscience du fait qu’ils ne peuvent pas imposer aux collaborateurs leurs visions des motivations individuelles.
La recherche du point d’équilibre entre l’optimum organisationnel et les motivations individuelles s’annonce comme un défi permanent. Outre l’évolution des marchés, la dynamique interne des acteurs nécessitent des adaptations constantes. En effet, comme le relève Lévy-Leboyer[10] (1998), les motivations non seulement diffèrent selon les individus, mais elles sont « susceptibles de varier fortement au cours du temps chez un même individu.»
Lévy-Leboyer (1998) se prononce sur la nécessité de faire correspondre la culture organisationnelle, les conditions de travail et la politique des ressources humaines avec ce que cherchent et ce que valorisent les membres du personnel. Selon l’auteur, « savoir quelles sont les priorités des membres de l’organisation, connaître les hiérarchies de valeurs qui caractérisent différents groupes constituent donc les conditions essentielles à une politique efficace de motivation.»
Il est temps, pour reprendre l’expression de Raux (1994) que « l’entreprise et l’homme se définissent par leur intentionnalité, par leur projet. » Connaître les motivations réelles des collaborateurs et leurs priorités nécessitent d’établir un contact direct avec eux, de créer un climat de confiance et de respect réciproque afin d’instaurer une dynamique s’ouvrant sur la communication des aspirations de chacun. Pour donner forme à cette nouvelle relation, et tendre dans la mesure du possible vers les besoins de ses acteurs, l’entreprise se redéfinit et mute. Elle porte dorénavant l’accent sur de nouveaux modes relationnels : le vrai – agréable ou pas – (en contraste avec la langue de bois ou l’écart entre le discours et les actes). Nos recherches (non exhaustives, il faut le préciser) et certaines expériences nous amènent à formuler que le fait même qu’une entreprise développe une vision et surtout adopte des comportements (tout comportement est communication -Watzlawick, Beavin, Jackson,1979-) permettant de mieux répondre aux aspirations individuelles de ses collaborateurs constitue au sein même de l’entreprise un puissant facteur de motivation. L’élaboration de modes de pilotage pertinent pour conduire, accompagner et gérer cette mutation s’avère capitale, complexe et passionnante et elle représente de nouveaux défis pour les dirigeants et aussi pour la discipline des ressources humaines.
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Etapes de travail
Nous formulerons très succinctement trois niveaux de réflexion :
La première étape de travail consiste, pour la direction d’une entreprise, à engager une réflexion autour des thèmes suivants : est-ce que nous souhaitons changer quelque chose dans l’approche que nous avons vis-à-vis de nos collaborateurs ? Est-ce que nous souhaitons écouter nos collaborateurs ? Est-ce que nous sommes prêts à nous remettre en cause ? Est-ce que nous souhaitons favoriser l’émergence d’un mode relationnel plus authentique et plus vrai au sein de l’entreprise ? Est-ce que nous souhaitons qu’il y ait une communication ouverte sur le thème des motivations au sein de notre entreprise ? Est-ce que nous souhaitons chercher des solutions pour intégrer, dans la mesure du possible, les motivations de nos collaborateurs ?
Le deuxième niveau de réflexion porte sur la conceptualisation des intentions et l’identification de moyens et des ressources à activer pour évoluer d’une culture de compétences à une culture de compétences-motivations.
Enfin, le troisième niveau de réflexion a pour but de prévoir des processus et le pilotage de ces processus pour tendre vers les évolutions souhaitées. Afin d’assurer une bonne visibilité organisationnelle, cette étape inclut le développement de modèles pour coupler la gestion des compétences avec l’approche par les motivations individuelles. Les modèles constituent une aide, la clé résidant les modes d’actions, particulièrement dans l’attitude vis- à-vis des collaborateurs.
Ces nouvelles approches nécessitent, au niveau de l’entreprise de vouloir se remettre en question, de prendre le risque de se ré-inventer (mais a-t-elle le choix ?). Passer de la polarité entre l’économique ou l’humain à la convergence des deux, dans une recherche de l’optimum de synergie. Quant aux collaborateurs, ceux-ci sont appelés à prendre davantage conscience de ce qu’ils souhaitent vraiment, à traduire leurs motivations en projets, à communiquer plus ouvertement leurs attentes, à proposer et présenter des solutions réalistes, à discerner avec lucidité le possible de l’impossible, à acquérir davantage de ressources personnelles pour obtenir ce à quoi ils prétendent, à faire des choix, à assumer ces choix, à s’investir et à se responsabiliser davantage.
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Conclusions
L’intensité de l’apprentissage et du déploiement des compétences est fonction de la motivation qui anime l’individu. Nous avons vu l’importance des motivations provenant du « self » de la personne en tant que moteur de l’être. Nous avons relevé que les entreprises se sont, jusqu’à ce jour, surtout préoccupées des facteurs de motivations externes. Nous avons mis en relief, par une démarche reposant sur plusieurs écrits dans le domaine de la motivation, la nécessité d’octroyer davantage d’importance aux motivations individuelles, en tant que dynamique d’entreprise. Cette démarche implique, au niveau des dirigeants, de se remettre en cause et, peut être, de décider d’octroyer à l’être humain une dimension plus large dans le projet d’entreprise. Ces perspectives ouvrent de nouveaux horizons et impliquent de faire évoluer les modèles de gestion des compétences vers une approche consistant à les coupler avec les motivations.
Bibliographie :
ARISTOTE (1990). De l’âme, Librairie philosophique J. Vrin – . Aristote : 384 av. J-C.
BELLIER S., TRAPET H. (2001). « Panorama de la GRH : définitions, questions et convictions ». Entreprise et Carrière.
BENABOU C., ABRAVANEL (1986). Le comportement des individus et des groupes dans l’organisation, Gaëtan Morin.
CHASSANG G., MOULLET M., REITTER R. (2002). Stratégie et esprit de finesse, Economica.
DIEL P. (1991). Psychologie de la motivation, Petite Bibliothèque Payot. Edition originale : 1947.
DILTS R. (1995). Des outils pour l’avenir, La Méridienne.
DURKHEIM (1971). La percée de l’être, Le Courrier du livre. Edition originale en allemand : 1954.
FEERTCHAK H. (1996). Les motivations et les valeurs en psycho-sociologie, Armand Colin.
FRANCES R. (1995). Motivation et efficience au travail, Edition Mardaga.
GOLEMAN D. (1999). L’intelligence émotionnelle 2, Robert Laffont.
JUNG C.-G (1994). Dialectique du moi et de l’inconscient, Folio-Essai. Edition originale en allemand : 1933.
KOUZES J.M., POSNER B. Z .(2002). The leadership challenge, Jossey-Bass.
LEVY-LEBOYER C. (1998). La motivation dans l’entreprise, Editions d’Organisation.
MASLOW A. (1972). Vers une psychologie de l’être, Paris, Fayard.
MC GREGOR D. (1976). La dimension humaine de l’entreprise, Gaulthier-villars. Edition originale en langue anglaise : 1960.
NUTTIN J. (1980). Théorie de la motivation humaine, Puf.
RAUX J.F.(1994). « Management et mutations », Revue Futuribles, mai 1994.
WATZLAWICK P., BEAVIN J., JACKSON D.D. (1979). Une logique de la communication, Point-Essais. Edition originale en langue anglaise : 1967.
[1] Collaborateurs : dans cet article, femmes et hommes qui collaborent avec l’entreprise en ayant un contrat de travail avec elle, dirigeants et cadres inclus.
[2] A été Membre de la conférence de direction du Groupe Nestlé; auparavant auprès du siège européen de Philip Morris ; auparavant auprès de PME. Economiste de formation l’auteur bénéficie également d’une formation en psychothérapie acquise en France.
[3] Terme emprunté à S. Bellier et H. Trapet (2001).
[4] Nuttin : a été directeur du centre de recherche sur la motivation de l’université de Louvain.
[5] Feertschak, maître de conférence en psychologie sociale, université Paris V.
[6] Francès a été chercheur en psychologie au centre national de la recherche scientifique. Il est le fondateur d’une filière en psychologie du travail auprès de Paris-Nanterre.
[7] Raux a été directeur de l’institut du management EDF-GDF, président du comité programme et prospective d’entreprise et personnel.
[8] Débat-conférence de l’IFE (International Faculty for Executive) tenue à Genève en décembre 2000 sur le thème de la gestion des compétences, extrait de l’auteur.
[9] Kouzes et Posner (2002), traduction de l’auteur.
[10] Lévy-Leboyer : auteure de nombreux livres sur le thème des compétences et des motivations. Past présidente de l’association internationale de psychologie appliquée.